Le châtiment, qui aurait été administré en public à trois présumés voleurs, le 2 mai, souligne l’absence de contrôle de l’État dans cette partie du pays.
Après des mois passés à soigner des victimes de la guerre qui ravage le nord du Mali, Karim Touré (les nom et prénom ont été changés) pensait avoir tout vu de l’horreur. « Mais pas ça », confie-t-il, encore choqué de ce qu’il a découvert, dimanche 2 mai. Ce jour-là, deux hommes, amputés de la main droite et du pied gauche, sont arrivés au centre de santé où le médecin exerce, dans la région de Gao. «Ils sont conscients, mais avec d’énormes douleurs», selon le soignant. Un troisième homme, ayant subi les mêmes sévices, n’a pas pu être pris en charge.
Bien que la guerre au Mali dure depuis 2012 et s’étende désormais aux pays voisins du Sahel – en particulier le Burkina Faso et le Niger–, un point de non-retour a été atteint pour le docteur Touré. C’est à Tin-Hama, une commune proche de la frontière du Niger, située à quelques dizaines de kilomètres du centre de santé, que des membres de l’organisation État islamique dans le grand Sahara (EIGS) auraient, selon plusieurs sources, amputé les trois hommes, devant une foule nombreuse en ce jour de marché. Présentés par les djihadistes comme des voleurs, ils auraient été arrêtés le 27 mars par l’EIGS, alors qu’ils auraient été en train de braquer les passagers d’un camion.
Main droite, pied gauche
L’amputation croisée (main droite, pied gauche) est une sentence délivrée aux présumés auteurs récidivistes de vol avec violences par certains partisans d’une application des houdoud, un régime spécifique de châtiments, prévu par la charia, la loi islamique. En Syrie et en Irak, l’organisation Etat islamique (EI) – à laquelle l’EIGS est affilié depuis 2016 –, a appliqué ce châtiment à de nombreuses reprises après l’instauration de son « califat », autoproclamé en 2014.
Ce type de sentence a aussi été appliqué au Mali, au printemps 2012.
Quand les principales villes du nord du pays tombent aux mains d’une coalition de groupes djihadistes, ces derniers y installent des tribunaux, des juges musulmans censés symboliser la genèse d’une gouvernance islamique qui sera finalement défaite en 2013 par l’opération française «Serval» (devenue « Barkhane » en 2014). Lapidations, flagellations, exécutions par balle et amputations… A travers sa commission d’enquête internationale pour le Mali, l’ONU a documenté des dizaines de châtiments administrés aux civils par les différents groupes terroristes contrôlant le Nord.
Dans un rapport, publié en juin 2020, la commission onusienne souligne qu’au moins dix personnes suspectées de vol par la police islamique ont été amputées, à Gao et à Ansongo. Des exactions attribuées au Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), qui contrôlait alors la zone. A Gao, un des cadres, redouté, de ce groupe n’était autre qu’Adnan Abou Walid Al-Sahraoui. Aujourd’hui, le Mujao n’existe plus, mais Al-Sahraoui n’a pas quitté pour autant la mouvance terroriste : c’est lui qui a fondé l’EIGS, accusé d’avoir commis les trois amputations à Tin-Hama.
«Cet acte révèle une montée en puissance du groupe. C’est un signal envoyé par les terroristes pour montrer qu’ils ne font plus seulement la guerre : ils gouvernent la zone et sont capables d’administrer une certaine justice, en comblant le vide laissé par l’État depuis des années. Peut-être se considèrent-ils dans une situation précalifale», avance une chercheuse au Sahel.
«Une manière de se rendre populaire»
A Gao, comme dans le reste du nord du Mali, 17 % des administrateurs civils étaient à leur poste au 28 février dernier, selon l’ONU. « L’État n’est pas là, l’armée a peur de sortir de ses bases. Ici, c’est l’EIGS qui fait la loi. La population aime beaucoup ce genre de sentence, car ça endigue les vols. Les appliquer est une manière, pour eux, de se rendre encore plus populaires auprès des populations, fatiguées par le banditisme qui prospère, et ce malgré la présence de “Barkhane” et de la Minusma [la mission des Nations unies au Mali]. Tout le monde a échoué », dénonce Fahad Ag Almahmoud, secrétaire général du Gatia, un groupe armé proétatique.
Entre janvier et mars, les forces militaires nationales et internationales ont été la cible d’une douzaine d’attaques dans les régions de Gao et de Ménaka, selon l’ONU. La plus meurtrière s’est soldée par la mort d’une trentaine de soldats maliens, le 15 mars, à Tessit, une localité située à 60 kilomètres au sud de Tin-Hama. Une attaque revendiquée par l’EIGS. Le groupe a établi une de ses bases principales dans la forêt voisine d’Ansongo, qui sépare le Mali du Niger. Comme le Burkina Faso, le Niger est aussi régulièrement ciblé par ce groupe djihadiste.
Dans cette zone stratégique, les hommes d’Al-Sahraoui sont en concurrence directe avec le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaida. Les victoires contre ces groupes, elles, ne sont qu’éphémères. En novembre dernier, la ministre des armées française, Florence Parly, avait annoncé la neutralisation du chef militaire du GSIM, Ba Ag, Moussa
«Les amputations de Tin-Hama sont-elles une manière pour l’EIGS de marquer son territoire face au GSIM ?», s’interroge un responsable malien, qui craint, un rien désemparé, que cette « opération de communication » ne soit le début d’une série noire. Au Mali, les violences et la mort rythment le quotidien des civils depuis dix ans, au point d’en devenir presque banales et sans que l’Etat ni ses partenaires y trouvent de solution. Selon l’ONG Acled, plus de 2 700 civils ont été tués au Mali, entre 2017 et 2020.
Morgane Le Cam