Assassiné par les puissances impérialistes avec la complicité de ses adversaires politiques, le Congolais Patrice Lumumba hante nos imaginaires collectifs. Son destin tragique a inspiré de nombreux livres, des essais mais aussi des œuvres littéraires aux ambitions cathartiques.
Il y a soixante ans, le 17 janvier 1961, disparaissait Patrice Lumumba, le Premier ministre du Congo nouvellement indépendant. Cette mort hante notre imaginaire collectif car le leader révolutionnaire est mort quasiment sous les yeux des téléspectateurs de son époque. Selon les historiens, l’assassinat du Congolais fut peut-être le premier grand événement de l’Afrique postcoloniale rapporté par les médias internationaux. Les photos de la descente d’avion à Elizabethville (Lumumbashi) du Premier ministre déchu pour être exhibé comme un trophée de chasse par ses adversaires avides de sang, avant qu’il ne soit abattu le jour même, firent le tour du monde, révélant au grand public les enjeux secrets de la décolonisation de l’ancien Congo belge. Au cours des jours qui suivirent, des manifestations se déroulèrent dans le monde entier pour protester contre ce crime barbare, qui avait été orchestré par les puissances impérialistes occidentales. Cette tragédie a fait du leader congolais le « martyr de la révolution mondiale », comme le déclara à l’époque Che Guavera dans son hommage au disparu.
Lumumba est devenu « toute l’Afrique »
La postérité du révolutionnaire congolais ne s’arrête pas aux réactions et hommages enregistrés dans la foulée de sa mort. Au cours des soixante années qui se sont écoulées depuis, la destinée tragique de Lumumba a inspiré de nombreux livres : des essais, des analyses, mais aussi des textes littéraires. Ces ouvrages ont permis de perpétuer l’intérêt du grand public pour cette figure incontournable de l’Afrique moderne, devenue aujourd’hui symbole mondial de la lutte des peuples opprimés. Le long essai que publie en 1963 l’écrivain et philosophe français Jean-Paul Sartre présentant la vie et l’œuvre de Patrice Lumumba (1) et le drame poético-épique au titre rimbaldien Une Saison au Congo (2), sous la plume du grand poète martiniquais Aimé Césaire, demeurent à ce jour sans doute les deux plus grands textes qui ont été consacrés à cette figure du nationalisme africain.
«Avec sa mort, Lumumba a cessé d’être une personne, il est devenu toute l’Afrique », écrit le philosophe français. Séparé en deux parties intitulées respectivement « L’entreprise » et « Les raisons de l’échec», l’essai sartrien propose une analyse sociologique de la trajectoire fulgurante du leader congolais, selon une grille de lecture marxiste. Une Saison au Congo est une pièce de théâtre en trois actes. Son auteur, Aimé Césaire, fut l’un des plus grands poètes de langue française du XXe siècle et chef de file du mouvement de la négritude avec ses compères Léopold Sédar Senghor et Léon-Gontran Damas. Sa magnifique pièce sur Lumumba fait résonner poétiquement la vision politique de son héros et invite à lire sa mort comme une tragédie aux accents à la fois shakespeariens et christiques.
«La Pensée politique de Patrice Lumumba»
Publié dans les pages de la revue Présence Africaine en 1963, l’essai de Sartre a servi de préface à une anthologie des discours de Lumumba publiée la même année, sous le titre « La pensée politique de Patrice Lumumba ». Sartre ne connaissait pas Lumumba. C’est lors de l’accession à l’indépendance du Congo belge le 30 juin 1960 que l’écrivain français a réellement découvert le leader révolutionnaire congolais, son attention étant retenue à l’époque par le conflit algérien, comme en témoignent les articles qu’il faisait paraître dans sa revue les Temps modernes.
La question coloniale occupait une place centrale dans la réflexion de Sartre sur la condition humaine. Dans les années 1940, le philosophe s’était rapproché des écrivains et intellectuels africains qui militaient à Paris pour l’émancipation culturelle et idéologique de leurs pays. En 1948, il avait préfacé à la demande d’Alioune Diop de Présence Africaine l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française publiée chez Gallimard par Senghor. Intitulée « Orphée noir », cette préface annonçait l’émergence d’une poésie africaine moderne en français, attirant l’attention sur le pouvoir subversif de cette littérature qui envisage à la fois l’aliénation culturelle et la libération poétique. Le texte posait indirectement le problème du colonialisme, jetant des ponts entre la conception existentielle de l’homme et l’être-dans-le-monde du Noir, victime du racisme et de la domination politique.
IB