Selon l’Organisation internationale du travail, le nombre total de chômeurs dans le monde s’élevait en 2018 à 172 millions, soit un taux de chômage de 5%. L’économie mondiale peine toujours à créer assez d’emplois décents pour la population active. Avec Internet et l’évolution du numérique, la couche juvénile se tourne de plus en plus vers une nouvelle forme de travail, le freelance. Si le phénomène a pris de l’ampleur durant ces dernières années aux États-Unis, en Europe ou en Asie, force est de constater que l’Afrique n’est pas en reste. Alors que le poids de l’informel est déjà énorme, cette révolution dans le monde du travail représente un nouveau défi pour les économies africaines et surtout pour les jeunes. Enjeux…
Un phénomène mondial
Le terme freelance peut prendre des appellations différentes selon les régions, mais les définitions s’accordent souvent. Dans une étude publiée en 2015 par l’historien italien Sergio Bologna, le travailleur indépendant est « une personne qui travaille pour son propre compte, qui n’a pas de salaire parce qu’elle ne dépend pas d’entreprises privées ou d’administrations publiques, qui travaille seule, sans collaborateurs salariés ».
Le travailleur indépendant est « une personne qui travaille pour son propre compte, qui n’a pas de salaire parce qu’elle ne dépend pas d’entreprises privées ou d’administrations publiques, qui travaille seule, sans collaborateurs salariés ».
Si au départ, dans la seconde moitié du XXe siècle, cette définition s’appliquait aux artisans et petits propriétaires fonciers, mais également aux autres titulaires d’une profession libérale, elle s’est étendue à un panel plus large avec l’évolution du numérique. Ainsi les nouveaux freelances, les travailleurs indépendants de la seconde génération, avec pour seuls atouts leurs ressources intellectuelles et leurs talents professionnels, munis de leurs ordinateurs portables, se fraient un chemin sur le marché mondial du travail.
« Ils forment une catégorie de travailleurs, complexe à délimiter dans la mesure où ce qui les rassemble ne repose ni sur un métier, ni même sur un secteur d’activité, mais sur un statut, celui d’indépendant, et sur des conditions d’exercice de leur profession très semblables entre elles, en même temps que très éloignées de ce que vivent les salariés », explique M. Bologna.
Si le concept peut paraître abstrait et difficile à cerner, il prend tout son sens quand on prend la mesure de la vitesse à laquelle le mouvement se développe un peu partout dans le monde. Dans le sixième rapport annuel publié en 2019 par Upwork et la Freelance Union, une association de travailleurs indépendants aux États-Unis, il existerait actuellement environ 57 millions d’Américains «freelancers», soit 36% des travailleurs. A en croire les auteurs du rapport, au rythme d’évolution actuelle, les freelancers formeront, d’ici 2027, la majorité des travailleurs aux États-Unis.
Il existerait actuellement environ 57 millions d’Américains «freelancers», soit 36% des travailleurs. A en croire les auteurs du rapport, au rythme d’évolution actuelle, les freelancers formeront, d’ici 2027, la majorité des travailleurs aux États-Unis.
En outre, les revenus de ces travailleurs totalisent près de 1000 milliards de dollars, soit près de 5% du PIB de la plus grande économie au monde, c’est plus que la part de grandes industries comme la construction ou le transport. Le rapport va plus loin en indiquant qu’un nombre croissant d’Américains considère le freelance comme une carrière à long terme. Il précise que pour les travailleurs indépendants offrant des services spécialisés, le revenu moyen à l’heure, de 28 $, dépasse ceux de 70% des salariés du pays. Les services spécialisés sont le type de travail freelance le plus courant, avec des spécialistes de la rédaction, de la programmation, du marketing, des IT, de l’expertise en affaires, etc.
Les États-Unis ne sont pas le seul pays où se développe à une vitesse fulgurante ce phénomène. Face aux besoins de flexibilité et de réponse rapide à la demande du marché, la plupart des entreprises ont commencé à décentraliser et à externaliser beaucoup de fonctions commerciales et de production pour se concentrer sur leur cœur de métier. Avec la mondialisation du travail, cela se traduit par un nombre croissant de freelances dans des pays comme le Royaume-Uni, le Brésil, le Pakistan, l’Ukraine, les Philippines, l’Inde, le Bangladesh, la Russie, ou encore la Serbie, pour ne citer que ceux-là. Et cette croissance n’en est qu’à ses débuts si l’on se fie aux prévisions du Forum économique mondial, qui a indiqué dans son rapport « L’avenir de l’emploi 2018 » que les entreprises sont prêtes à engager des travailleurs d’une manière plus souple, en augmentant leur dépendance aux travailleurs indépendants.
L’essor progressif en Afrique
En Afrique, si l’accès à Internet a pu constituer pendant des années une barrière à une réelle émergence de travailleurs freelances, la tendance s’inverse depuis un moment. Les progrès réalisés par le continent concernant l’accès à une connexion Internet de qualité, ont entrainé une multiplication du nombre de jeunes travailleurs indépendants.
Si contrairement aux États-Unis ou à l’Europe et l’Asie, il existe peu de chiffres évaluant le nombre total à l’échelle continentale, certaines études nationales nous donnent un aperçu de l’étendue du phénomène. Selon un rapport de l’Association des freelancers sud-africains, les femmes domineraient le monde des travailleurs indépendants, dans la nation arc-en-ciel, trouvant en cette manière de travailler plus d’autonomie et de flexibilité et le moyen de continuer par remplir leurs obligations familiales qui pouvaient constituer un frein dans les emplois traditionnels. Près de 40% des 393 répondants au questionnaire de l’association indiquent qu’ils sont freelancers depuis moins de 5 ans, et un peu plus d’un quart gagne entre 11 000 et 20 000 rands par mois. A titre comparatif, le salaire minimum traditionnel mensuel en Afrique du Sud est de 3500 rands.
Ils sont freelancers depuis moins de 5 ans, et un peu plus d’un quart gagne entre 11 000 et 20 000 rands par mois. A titre comparatif, il faut noter que le salaire minimum traditionnel mensuel en Afrique du Sud est de 3500 rands.
En dehors de l’Afrique du Sud, la croissance du nombre de freelancers est également observée dans plusieurs autres pays, notamment en Afrique de l’Ouest. Citons à titre d’exemples des nations comme le Bénin, le Nigeria, ou encore le Ghana et la Côte d’Ivoire. Dans ces pays, la plupart des freelancers sont des jeunes qui évoquent comme raison de leur intérêt pour le travail sur Internet la question du chômage, mais également le besoin d’autonomie et d’indépendance.
On assiste ainsi, depuis plusieurs années, à une croissance du nombre de start-up spécialisées dans la mise en relation des freelancers et des clients du continent africain. Parmi les plus populaires, citons Kuhustle, qui a son siège au Kenya, Hooros et Mintor d’Afrique du Sud, Asuqu et Freeciti du Nigeria. Avec ces start-up, les freelancers en Afrique peuvent plus facilement entrer en contact avec leur marché et les clients désireux de réaliser leurs projets peuvent facilement trouver le travailleur freelance qui leur convient.
Un intérêt accru en raison des tarifs plus faibles
Le développement du freelance en Afrique est à mettre à l’actif, non seulement des évolutions en matière de connectivité Internet, mais aussi d’une demande de plus en plus grande de la part des entreprises de l’Occident. De nombreuses entreprises, en particulier dans les secteurs de l’informatique et de la technologie, préfèrent désormais employer des freelancers africains, en raison de leurs tarifs sensiblement plus bas.
« Au Royaume-Uni, il vous coûterait généralement 6000 £ pour embaucher un développeur Full Stack (capable de réaliser des tâches à n’importe quel niveau technique, NDLR) avec 4 à 5 ans d’expérience. Ici au Nigeria, nous sommes en mesure de fournir aux mêmes personnes une expérience similaire pour une réduction de 60% du prix, soit 2000 livres sterling », déclare Ike Okosa, un freelancer nigérian. « Au Royaume-Uni, il vous coûterait généralement 6000 £ pour embaucher un développeur Full Stack avec 4 à 5 ans d’expérience. Ici au Nigeria, nous sommes en mesure de fournir aux mêmes personnes une expérience similaire pour une réduction de 60% du prix, soit 2000 livres sterling »,
Si par rapport aux standards en vigueur dans les pays où sont basées les entreprises clientes, les rémunérations semblent faibles, pour les freelancers africains, en considérant le niveau de vie sur le continent, le marché est intéressant.
L’aspect économique : un casse-tête…
Bien que le travail freelance peut aider au développement des pays africains, il représente encore un casse-tête pour les dirigeants qui n’arrivent pas à le contrôler, ni à tirer des revenus fiscaux comme pour les emplois traditionnels. L’essor du freelance en Afrique, qui prendra des proportions encore plus grandes dans les années prochaines, se traduira donc par un développement du secteur informel qui pèse déjà beaucoup pour les gouvernements.
Selon l’OIT, 85% des travailleurs sur le continent noir sont employés de manière informelle, et ne déclarent donc pas leurs revenus ou n’enregistrent pas leurs entreprises. Cette perte de revenus potentiels affecte la capacité des pays à investir dans l’éducation, la santé et les infrastructures de base, qui sont toutes essentielles pour stimuler la productivité de la main-d’œuvre et soutenir une croissance économique plus large.
Cependant, se concentrer sur l’incapacité du système fiscal à tirer des recettes de cette forme d’activité, fait oublier les risques que prennent ces jeunes qui partent à l’aventure sur Internet. Ces derniers, qui ne sont déjà pas reconnus comme des travailleurs dans la plupart des États, renoncent à un certain nombre d’avantages sociaux que peuvent offrir les emplois traditionnels et s’exposent à des risques encore plus grands. Par exemple, avec la crise économique mondiale de 2008, les freelancers, qui ont vu leurs revenus s’effondrer, ont dû affronter le marché sans protection sociale ou avec un niveau de protection rudimentaire, avec la perspective d’une retraite à la limite de l’indigence, voire de ne jouir d’aucune retraite.
Avec la crise économique mondiale de 2008, les freelancers, qui ont vu leurs revenus s’effondrer, ont dû affronter le marché sans protection sociale ou avec un niveau de protection rudimentaire, avec la perspective d’une retraite à la limite de l’indigence, voire de ne jouir d’aucune retraite.
Par ailleurs, en Afrique, on oublie également que les travailleurs indépendants attirent dans les pays les devises étrangères qu’ils réinjectent dans l’économie en satisfaisant leurs besoins quotidiens. « La gig economy [l’économie des petits boulots indépendants, NDLR] crée des opportunités intéressantes et libère l’innovation. Mais elle soulève également des questions difficiles sur les protections en milieu de travail et ce à quoi ressemblera un bon travail à l’avenir », a déclaré Hillary Clinton, ancienne secrétaire d’État et candidate aux élections présidentielles aux États-Unis
.Les dirigeants africains ont encore de grandes réflexions à mener. Un bon début serait déjà que les régulateurs du marché du travail et les autorités fiscales reconnaissent et encouragent les freelancers. Il s’agira de faire le point sur les besoins essentiels de ces travailleurs, puis de concevoir des politiques efficaces pour les encourager. Une chose est certaine, cette nouvelle forme de travail est réelle et continuera de se développer à un rythme soutenu, tant que le numérique continuera d’évoluer.
En attendant, l’esprit collectif en Afrique continuera de confondre les travailleurs freelances avec les cybercriminels ou encore de jeunes oisifs qui s’amusent sur Internet. Pourtant, malgré les obstacles que peuvent représenter les coupures d’électricité et la faible qualité de l’accès à Internet, les freelancers continueront de tirer profit de l’évolution du numérique en vendant leurs compétences sur un marché du travail mondialisé et sans cesse croissant.
Louis-Nino Kansoun
Source : Ecofin Hebdo