Les attaques perpétrées contre les étrangers, surtout noirs, ont sidéré la presse africaine, qui pointent du doigt la responsabilité des politiques.
« Ce qui se passe en Afrique du Sud est simplement surréaliste ! » Ces mots du journal burkinabé Wakat Sera donnent le ton de la grande majorité de la presse du continent. Pour beaucoup, la sidération l’emporte face aux attaques xénophobes perpétrées depuis le 3 septembre dernier en Afrique du Sud, pays qui a vu naître un des héros africains les plus connus dans le monde : Nelson Mandela. « Les compatriotes de Madiba voudraient le tuer pour la deuxième fois qu’ils ne feraient pas mieux en entreprenant ce djihad inexplicable contre ceux qu’ils chassent actuellement d’un pays qui s’appelle, ironie du sort, la nation arc-en-ciel », s’insurge le journal.
« Une tragédie africaine »
Une référence reprise aussi par un autre journal burkinabé Aujourd’hui au Faso dans un article intitulé «Madiba doit se retourner dans sa tombe de Qunu ». « Tout ce à quoi il a consacré sa vie est en train d’être lacéré depuis plusieurs années maintenant, déplore-t-il. Le qualificatif de “nation arc-en-ciel” qu’il a attribué à ce magnifique pays ne l’a pas été juste pour la décoration. Il a rêvé d’une Afrique du Sud forte de tous ces fils multicolores et multi-origines qui forment son ramage. […] Le terme “étranger” utilisé comme dénominateur commun pour agresser des personnes qui, somme toute, sont avant tout des Africains jure foncièrement avec ce qu’il a voulu semer dans le cœur de ses frères et sœurs. »
Au Nigeria, pays d’origine de plusieurs commerçants agressés, l’édition du Guardian de Lagos parle d’une « tragédie africaine d’une ampleur inimaginable ». « C’est une honte absolue que les Africains se retournent les uns contre les autres ou contre eux-mêmes pour des raisons qui, selon l’analyse rationnelle, insultent à la fois le sens commun et le sens de l’histoire », peut-on lire dans un éditorial du journal. Surtout que ces attaques ne font que compléter la longue liste des agressions du genre dans le pays depuis quelques années. « En 2015, sept personnes avaient été tuées au cours de pillages visant des commerces tenus par des étrangers à Johannesburg et à Durban (Nord-Est). En 2008, des émeutes xénophobes avaient fait 62 morts dans le pays », rappelle le média sénégalais Walf Quotidien.
Pauvreté et chômage pointés du doigt
« Comment un peuple qui s’est longtemps battu contre l’apartheid et qui a été soutenu dans sa lutte par tous les Africains lambda peut-il aujourd’hui manifester une telle haine contre des Noirs aujourd’hui ? » s’interroge Wakat Sera. Pour le journal comme pour la presse africaine dans son ensemble, le coupable est tout trouvé : la crise économique. « Il ne fallait pas s’attendre à mieux dans un pays où la pauvreté, pour ne pas dire la misère, demeure le quotidien de personnes agglutinées dans des ghettos et autres townships. Prêts à poignarder pour un morceau de pain, les Noirs ont vu le pouvoir économique leur échapper comme toujours alors que le système éducatif ne les a pas pris en compte, fabriquant ainsi des sans-emploi », explique le média.
Selon l’agence nationale Statistics South Africa, 3 millions de citoyens vivaient sous le seuil de pauvreté entre 2011 et 2017, sur environ 56 millions d’habitants. Cette même année, au troisième trimestre, le chômage a atteint 27,7 % de la population. Autant de chiffres qui expliquent les agressions contre les étrangers que les Sud-Africains regardent comme des voleurs d’emplois. Pour The Guardian Lagos, « un peuple désillusionné, pauvre et dépossédé est perpétuellement en colère. Et il accusera toujours, bien que de manière injustifiée, des travailleurs étrangers d’être à l’origine de cette situation malheureuse. » Le site d’information sud-africain The Times confirme : « Les travailleurs étrangers sont souvent victimes du sentiment anti-immigrés en Afrique du Sud, où ils se concurrencent pour obtenir des emplois, en particulier dans les industries peu qualifiées. »
« L’élite politique », le vrai coupable
Mais « est-ce un motif bien valable pour s’insurger contre des compatriotes qui n’ont eu tort que de se mouvoir pour gagner leur pain à la sueur de leurs fronts ? » se demande le média en ligne sénégalais Senego.. Pour le quotidien rwandais The News Times, « l’immigré nigérian ou malawien n’est pas responsable du manque de protection sociale… Les vrais coupables sont en arrière-plan, satisfaits de voir que le mécontentement a été dirigé loin de leur direction. » Car si, pour les journaux africains, la pauvreté explique en partie cette « afrophobie », les vrais responsables ne sont autres que les dirigeants politiques ayant succédé à Nelson Mandela. « Les divisions entre les frères d’une ANC en grande perte de vitesse ne sont pas à écarter des causes de cette folie meurtrière qui ne trouvera d’issue qu’avec une thérapie de choc », affirme Wakat Sera.
« Un ANC fracturé, et une décennie d’appropriation de l’État à des fins politiques, a laissé un appareil profondément déchiré qui est incapable, politiquement et institutionnellement, de remplir son objectif fondamental : servir sa population par le biais d’une bonne gouvernance et de services de qualité », abonde le site d’information sud-africain Mail & Guardian. Pour The Guardian Lagos, c’est bien « l’échec abject des gouvernements dirigés par les Noirs qui se sont succédé pour redresser les terribles déséquilibres économiques et autres hérités des racistes blancs » qui alimente la xénophobie ambiante dans le pays, pourtant deuxième économie du continent en termes de PIB. Une « élite politique intéressée » qui « a préféré se remplir les poches plutôt que de faire son travail » associée à « une population en colère » a nourri ce à quoi l’Afrique assiste aujourd’hui avec impuissance, estime The Mail & Guardian.
Et l’apartheid dans tout ça ?
Si l’écrivaine sud-africaine Sisonke Msimang approuve également cette analyse, elle affirmait aussi en 2014 qu’« à l’ère de la démocratie, nous avons transformé la haine de l’Afrique en une sorte de chauvinisme d’exception. Les Sud-Africains disent ne pas détester les “Africains”… C’est juste qu’ils se sentent uniques », peut-on lire dans son éditorial publié sur le site panafricain Africa is a country. « Pour bien comprendre l’approche sud-africaine de l’immigration, il faut intégrer le fait que beaucoup de citoyens se disent : l’apartheid était une expérience tellement unique qu’elle nous différencie de tous les autres peuples du monde, et en particulier des autres Africains », explique-t-elle.
Pourtant, d’autres pays du continent, à l’instar du Nigeria, ont « joué un rôle dans la libération de l’Afrique du Sud », rappelle l’écrivain et ingénieur nigérian Tunji Light Ariyomo dans un éditorial du Daily Post. « Selon Jude Ndukwe, écrit-il, le Nigeria a été le premier pays à fournir une aide financière directe au Congrès national africain, au pouvoir, depuis les années 1960. Dans les années 1970, le Nigeria a soutenu l’ANC et le Pan Africanist Congress (PAC) avec une subvention annuelle de 5 millions de dollars pour les aider dans la lutte. » Logique, donc, que le l’essayiste qualifie les attaques xénophobes d’« ingratitude criminelle ».
Quoi qu’il en soit, les conséquences de ces agressions, largement partagées sur les réseaux sociaux, se font ressentir partout sur le continent. Manifestations en République démocratique du Congo (RDC), fermetures de l’ambassade sud-africaine à Abuja et du consulat à Lagos par peur des représailles, attaques des bureaux de la société de télécoms MTN à Ibadan… l’afrophobie sud-africaine se répercute hors de ses frontières. Et a aussi un impact sur la vie de ses ressortissants.
Un journaliste du Mail & Guardian témoigne dans son article « La honte d’être sud-africain dans le reste de l’Afrique ». « Ces jours-ci, lorsque je monte dans un taxi à Lagos, ou à Addis-Abeba, ou à Blantyre, ou à Hargeisa, la première question que l’on me pose est : “D’où venez-vous ?” La deuxième question est : “Pourquoi nous détestez-vous ?” La nouvelle des attaques contre des étrangers en Afrique du Sud se propage le long des itinéraires des migrants avant même qu’elle n’apparaisse sur les sites d’information, écrit-il. Chaque fois qu’un Zimbabwéen est agressé dans le centre de Johannesburg ou qu’un magasin appartenant à des Somaliens est pillé à Tembisa ou qu’un haut responsable du gouvernement fait part de son mécontentement aux “criminels étrangers” qui prennent des emplois à tous, le choc et l’émotion traversent – à travers les groupes WhatsApp, les réseaux sociaux et les appels téléphoniques – les frontières. Et laisse des cicatrices qui pourraient ne jamais disparaître », poursuit-i
Marlène Panara
Le Point